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Le vent du désert a tourné. Et la rose s’est fanée.

Il est de ces destins qui basculent pour un rien. Dilemme mal tourné, coup de tête insensé, moment de faiblesse assumé. Comme le jour ou Asma Fawaz al-Akhras décida de céder aux avances d’un ophtalmo pas si bien né.


Tout avait pourtant si bien commencé pour la cadette de la famille al-Akhras, originaire de  Homs la désormais tristement célèbre, mais établie dans une banlieue chic de Londres depuis les années 70. Papa cardiologue, maman secrétaire de l’ambassade de Syrie. Il n’en fallait pas plus pour que la jeune syrienne musulmane se transforme en british citizen queen. Premier coup de baguette magique. Queen’s College, King’s College, major de promo en économie, Asma cache sa bosse des maths avec grâce, sous une cascade de boucles châtain qui déferle tel un raz-de-marée sur l’establishment masculin. Son destin de femme d’affaires était donc tout tracé. Une vrai success story de l’intégration culturelle, comme on les aime.

 

Ce que la success story ne dit pas, en page 23, c’est qu’Asma était douée d’un sixième sens : l’instinct. Le genre d’instinct qui propulse les carrières de ceux qui flairent leur parcours plus qu’ils ne le raisonnent. Ceux qui se trouvent toujours au bon moment, au bon endroit, sans faire le moindre effort.
 

Lorsqu’elle rencontra Bachar l’ophtalmo pour la première fois, Asma avait, il est vrai, plus d’un doute dans son it bag Vuitton. Elle ne s’est pas retrouvée, comme beaucoup l’ont écrit, subjuguée par son charme lors d’une consultation pour des problèmes de presbytie précoce. Non, c’est sa mère qui voyait l’héritier d’un bon œil et organisa la rencontre avec sa fille chérie. « Son instinct lui intimait pourtant de fuir hors de sa vue et elle aurait mieux fait de l’écouter » confie Sarah T., amie et ancienne camarade de classe d’Asma au prestigieux Queen’s College. En bonne jeune femme polie, la jolie sunnite a alors puisé dans ses généreuses réserves de flegme britannique pour faire comprendre au brillant docteur alaouite d’aller se faire voir ailleurs en des termes très politiquement corrects. Persuadée elle était que sa vie était ailleurs, dans les salles de réunion au design minimaliste du département Fusions / Acquisition de JPMorgan Chase, où le moindre de ses battements de cils faisaient des ravages tels que la colonne crédit du bilan comptable de la banque s’alourdissait de quelques centaines de millions de dollars chaque année. Elle signera son plus juteux contrat quelques semaines avant de céder, contre toute attente, aux avances de l’intrépide Bachar. Asma aura donc fini par embrasser tendrement ce qui la repoussait tant au départ chez ce grand gaillard un peu trop maigre : « sa drôle de moustache clairsemée et ses oreilles décollées. » Le cœur a ses raisons que la raison d’état ne connaît point.
 

Le couple plonge alors main dans la main dans le nouveau millénaire, alliance au doigt. Le vieil Hafez décède la même année et malgré son faible intérêt initial pour la politique, c’est Bachar qui reprend les rennes de l’entreprise paternelle. Si son frère aîné, véritable dauphin de la dictature, n’avait pas succombé à un tragique accident de voiture en 1994, Asma et lui seraient encore sur les bords de la Tamise à se dévorer des yeux sur la terrasse du Ostrich Inn. Premier d’une longue liste de « et si » qui jalonnent le parcours de tout bon destin tragique.
Et des « et si ? », Asma commence à s’en poser quelques uns de son côté. Surtout après l’accueil que lui réserve sa charmante belle-mère, tête forte du régime réputée pour sévir en coulisses. La marâtre n’a que faire des états d’âme de son occidentale de bru. Elle n’était pas particulièrement pour cette union, mais pas contre non plus : une syrienne musulmane de confession sunnite amoureuse d’un alaouite au pouvoir, voilà un terreau fertile pour une opération de communication qui promet de l’être tout autant. Asma devient le visage glamour du régime, met le feu au tapis rouge de l’Elysée, enflamme les éditorialistes de Vogue qui ne tardent pas à voir en elle « la rose du désert » et le tour est joué. La Syrie a bien changé, c’est un fait.

 

La suite, on la connaît. Le printemps arabe s’abat comme une série de dominos sur les dictatures du pourtour méditerranéen. Les rebelles acquièrent des armes et les régimes sortent les leurs du placard. 10000 morts en moins d’un an, Bachar prouve aux yeux du monde qu’il n’était au fond rien d’autre que le digne héritier de son père. Et que, soit dit en passant, aucune rose n’a jamais poussé dans le désert.
 

Asma. Elle qui s’insurgeait autrefois du sort réservé aux Palestiniens, en tant que mère, citoyenne du monde et simple être humain, brille aujourd’hui par son silence. On la dit exilée à Londres, or il n’en est rien. Elle réapparaît en janvier 2012 aux premières loges d’une caricature de rassemblement pro-régime à Damas devant lequel l’ophtalmo devenu aveugle promet de "triompher du complot" contre son pays. Bonnet sur la tête et bambins sous le bras, Asma nous confirme que la vague de froid n’a pas fini de déferler sur son pays. Tour à tour complice, scandaleux, figé, ou tout simplement ailleurs : jamais depuis Diana, sourire n’aura fait couler autant d’encre. Une seule chose est sûre : il ne réchauffe plus aucun cœur. Et il achèvera de les briser lorsque la belle sera prise en flagrant délit de shopping virtuel extravagant, un jour de massacre particulièrement sanglant dans sa ville natale. Son berceau est en flammes mais ainsi va la femme. De toutes les Louboutin du monde, ce sont celles d’Asma qui ont les semelles les plus rouges.
 

Renaud avait donc tord quand il chantait haut et fort qu’un génocide, c’est forcément masculin. Les syriens en témoignent du fond de leurs tombeaux et l’heure est venue pour Asma de regarder ses veufs en face. Martyrs de Homs, orphelins de Deraa. Ce peuple qui ne sait plus s’il a un jour été le sien mais qui aujourd’hui se souvient. De son allure de reine d’apparat, de ses caprices de princesse trop moderne. De tout cela il ne reste rien. Ses boucles jonchent à présent le seuil ensanglanté de son ancienne prison dorée. Depuis ce matin, l’image choque le monde entier. Celle d’un corps méconnaissable, tuméfié et pendu pas les pieds, qui décrit un drôle de mouvement de balancier à mesure que de nouveaux coups lui sont portés. Un métronome de chair qui nous annonce que le temps, en Syrie, semble s’être enfin arrêté. Non, Asma n’ira jamais à la Haie. La rose du désert ne sera jamais jugée pour complicité de crimes contre l’humanité.

 



Copyright © 2011, Julie Frontenac pour Pari Smatch. Tous droits réservés

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