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Portraits de Patagons

Un père de bonne famille, bon cadre dans une entreprise du CAC40, un peu délaissé par sa femme partie en voyage d’affaire, flashe sur une photographie de patagon, vison fugitive furtivement entraperçue au cours d’un jogging. Le cliché est en noir et blanc. Il représente un visage de jeune adulte arborant une peinture guerrière, un trait horizontal noir à la hauteur des yeux…


Lui qui a du mal à entrer dans les jeux de sa fille, trop puérils à son goût, est subitement fasciné. Il ressent un véritable coup de foudre pour ce portrait, cette photo, ce déguisement.


A son retour il se lance à corps perdu dans une entreprise aussi saugrenue qu’étonnante, celle de monter sa propre collection de photographies à partir de matériaux dont il dispose, principalement sa propre fille. Il lui expose une partie de son projet en le revêtant des appâts du jeu. La petite se laisse aisément convaincre par les arguments du paternel qu’elle a rarement vu fantasmer sur des projets aussi proche de ses propres aspirations. En un rien de temps la voilà déshabillée, peinturlurée, apprêtée. Et pour donner à la photo l’atmosphère voulue, pour que le grain de la peau singe celui de l’affiche qu’il veut imiter il n’hésite pas à appliquer la peinture sur tout le corps de l’enfant, ravie, à qui il veut donner une teinte plus foncée.


Le choix de l’appareil photo est réduit car il n’a qu’un iPhone dont l’utilisation se révèle malaisé parce qu’il ne peut obtenir le noir et le blanc recherché qu’en déchargeant au préalable les photos qu’il a prises sur un ordinateur.


Cependant l’effet est saisissant. En une après-midi, avec l’entière complicité de sa fille qui pour cela l’idolâtre et serait prête à lui pardonner toutes les inattentions qu’il a eu pour elle depuis des mois (c’est le genre de père qui oublie de coiffer son enfant le matin avant de la conduire à l’école).


Le père et la fille se lancent alors à corps perdu dans cette activité très spéciale. Le papa réalise plusieurs portraits sur la base du même travestissement. Il améliore, il raffine en se documentant sur le net. Il cherche à faire mieux que les plus grands photographes ethnologues et pour garder l’adhésion de son modèle réduit invente une panoplie de jeux autour de son costume.


Dans le roman il explique lui-même sa subite lubie en la justifiant, en détaillant pas à pas la démarche avec une sorte de fièvre hallucinée, dans ce qui ressemble à un journal chronologique…


Ayant épuisé les possibilités offertes par la première combinaison fillette / Patagonie il se grime à son tour en papou travaillant sans relâche une bonne partie de la nuit le mécanisme qui lui permet d’arborer de part et d’autre des arêtes du nez deux morceaux d’un vulgaire os de poulet : en l’occurrence celui d’une cuisse d’une espèce fermière qu’ils se sont contentés de dépiauter sans y toucher après l’avoir récupérer chez le volailler du village au cours de leur unique expédition fiévreuse hors de la maisonnée !


Au matin pour la fillette à peine débarbouillée la veille au soir et qui a eu tôt fait de renfiler son costume qui l’enchante, la surprise est de taille. La métamorphose est saisissante, presque effrayante s’il ne riait pas aux éclats en voyant l’air ahuri de son enfant ! Il a accepté de bon cœur de sortir dans le jardin plus propice aux jeux qu’elle a en tête, une fois qu’elle l’a eu photographié à son tour.
Il se prête d’autant plus volontiers aux jeux extérieurs qu’il a le sentiment que les accessoires infinis que peut lui procurer la nature vont lui permettre d’améliorer encore ses tableaux (lui permettre d’atteindre un niveau d’authenticité inégalé jusque-là). Pris au naturel les portraits gagneront en sincérité pour peu que les éléments de naturel soient quelque peu sélectionnés et préparés. Il recompose les buissons, déplace des branches mortes qu’il dispose avec un sens artistique indubitable. La petite exulte et prend sa part de travail. En même temps il tremble d’aller retravailler tous ces clichés sur son logiciel de dessin qu’il juge rapidement pas assez sophistiqué.


Quand le week-end se termine les deux compères ont travaillé d’arrache-pied pour produire 163 clichés monochromes de plus bel effet. Certains d’entre eux, environ une trentaine, sont sépias comme si la photo réchappée d’une expédition lointaine avait jaunie au fond d’une vieille malle ou suite à une maladie comme l’exposition à une lumière trop crue, une température trop élevée ou une irradiation insidieuse. Ils n’ont guère mangé sans parler de toilette. Ils ont changé 17 fois de costume, ont visité les 5 continents, ont surfé sur plus de 2000 pages de 150 sites différents. Les traces dont ils ont maculé l’établi, dans la cave, se sont étendus jusqu’au dernier étage. Coup de chance la femme de ménage vient le Lundi matin juste avant madame…


Ce qui les a ramenés sur terre dans le monde des personnes à peu près civilisées ? Difficile à dire. Une couche plus résistance de civilisation bien ancrée au fin fond de chaque être par des milliers ou même des millions d’années d’habitude. Ils ont fini par reprendre leur rythme, leur visage, leurs repères. Mais les chutes de tissu, les crayons et marqueurs débouchés, les bâtons de colle épars et les colorants naturels improvisés, rouges à lèvres et vernis, chlorophylle, terre, boue, les épices, safran, cumin et paprika en tête, qui jonchent le sol et encombrent parfois les sacs poubelle disent tout le chaos du week-end.


Ils disent à madame toute leur furie qui ne la comprend pas. Le jeu chez la fille est vite oublié, remplacé par l’activité nouvelle suivante. C’est une soirée pyjama chez les copines et un stage de poney aux prochaines vacances. Pendant quelques jours, échaudé par l’accueil mitigé réservé à sa lubie par sa femme, le mari met sa passion nouvelle en sommeil. Il se contente de parcourir inlassablement son catalogue apportant çà et là les retouches qu’il imagine la nuit en se retournant sans cesse dans son lit ou que lui suggère les nouveaux sites visités toujours plus spécialisés.


Il discute dans des forums jusqu’à pas d’heure avec des spécialistes, des grands pontes. Il a le souci, l’obsession du détail.


Il expose ses clichés qu’il a fait développer via le net dans son établi reconverti en atelier. Tous les outils de naguère, scie, hache, tournevis, dont il n’a plus guère l’utilité, sont partis rejoindre la voiture, qu’il délaisse également lui préférant le vélo pour ses repérages en forêt, dans le garage.


Ce qu’il utilisait jusque-là en guise d’appareil photo ne lui convient plus, aussi il commence à imaginer l’achat d’un argentique qu’il pourrait utiliser en « manuel » pour traquer toujours plus l’atmosphère primale, le grain juste, la lumière d’antan. Il projette de suivre des cours le soir pour savoir pratiquer ce genre de bestiau et pouvoir mettre une technique au service de son art.


Patiemment, en faisant mine, pour mieux arriver à ses fins, de considérer le sujet comme secondaire et la requête comme accessoire, en utilisant abusivement sa file pour plaider sa cause il a convaincu sa femme de se grimer elle aussi au moins une fois. Ce week-end là il est obligé de cacher son excitation à sa femme car il se rend compte qu’elle ne peut le comprendre et qu’elle lui en tiendrait certainement rigueur si elle était un tant soit peu consciente de son niveau d’énervement.


Alors il se prépare en secret, en douce, pendant la nuit en se relevant quand il le faut parce qu’une nouvelle idée a germé dans son esprit torturé, accaparé par une passion unique. Les clichés de sa femme sont sublimes, criant d’exactitude, mais elle n’aime pas forcément l’attitude bestiale qu’il a su lui extirper et capter par la suite…


Il pousse ses œuvres. Il les publie un temps sur internet puis du jour au lendemain retire toutes ses publications en attendant la parution d’un livre évènement qu’il projette. Mais il manque de modèles. Les sujets sont infinis et chaque nouvelle tête est un véritable défi qui demande des heures d’analyse et d’enquête, des réalisations laborieuses, des bricolages inouïs et une patience de chercheur. Alors il commence à s’adresser à l’entourage. Un cousin, une tante en visite. Il sollicite d’abord au feeling et à intervalle de temps mesurés les membres de la famille qu’il a présélectionné en fonction de leur ouverture d’esprit supposé, leur esprit d’aventure, leur bienveillance en général à l’encontre des enfants et des jeux et leur disponibilité. Mais le cérémonial ne dure que quelques minutes. Plus si le chef indien doit réciter une prière ou faire venir la pluie ! Il y a ceux qui s’exécutent sans trop poser de question, ceux qui se pâment devant la démarche de l’artiste et ceux qui n’en pensent pas moins et mettent en doute la raison du parent au cours des fêtes familiales, mariages, baptêmes ou des deuils auxquels il n’assiste presque plus jamais, que pour tenter de recruter un nouveau membre sur lequel il a jeté son dévolu.


Puis vient le tour des collègues…

        

Aymeric - Décembre 2012

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