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Anthologie du bonheur

Je traîne mes guêtres depuis deux heures dans cet endroit quelconque et je commence à en avoir plus qu’assez. D’habitude pourtant j’aime plutôt ça fouiner dans les bibliothèques, mais d’habitude c’est moi qui l’ai décidé d’une part et d’autre part la plupart du temps je suis seul parce que ça n’intéresse pas grand monde de suivre un pauvre mec comme moi capable de ne pas me rendre compte du temps qui passe dans ces labyrinthes de phrases écrites.


Cette fois c’est Capucine qui m’y a emmené et ça ressemble furieusement à un coup monté. Je préfère de loin me balader en montagne mais chercherait-on à m’en empêcher ? Qu’est-ce qu’ils croient donc ?


La peste. Ça n’a pas vingt ans et ça fait déjà sa loi. Je n’arrive pas à croire que tout le monde nous attend depuis tout ce temps-là dans son automobile ! Tout le timing est à revoir… Et pas moyen de se fâcher, elle est bien trop mignonne. Aller à l’encontre de son dictat ne servirait à rien. J’entends déjà les innombrables bonnes âmes venant à la rescousse de la pauvre enfant qu’on empêche de faire son devoir ! Allez, allez, c’est s’y prendre un peu tard et s’affranchir à trop bon compte d’une activité qu’on cherche tout simplement à esquiver, mais pas question que je laisse tomber. Ok je suis là, je fais le boulot, je tiens la jambe, mais aussitôt la corvée faite on se remettra en route quelle que soit l’heure, faites-moi confiance.


Blablabli, elle a besoin de moi, blablabla, moi seule peut l’aider, gnagnagna, et j’ai toujours pas compris en quoi ! Soi-disant étant le seul artiste de la famille je suis le seul qui puisse l’aider dans sa recherche bibliographique pour une copie qu’il faut absolument rendre après le week-end. Poésie mon cul, qu’est-ce qu’ils en savent de mes compétences poétiques ces idiots ? Bon je fais bonne figure tout de même mais je m’emmerde. C’est pas comme si j’allais y retourner dans ce trou à rats, c’est pas le moment d’investir dans ce lieu. Ça m’a l’air désorganisé au possible à tel point que les poètes sont mélangés avec la racaille, je veux dire les autres écrivains, ceux qui scribouillent, les pisseurs de page. Oh moi aussi j’ai pissé de la prose, j’ai à peu près tout fait en prose, mais au moins ça n’avait ni queue ni tête. Comme cette bibliothèque. Y’a-t-il quelque part quelqu’un qui pourrait m’expliquer comment ils ont classé leurs bouquins ?


J’ai quand même trouvé le b a ba, à l’instinct. Les Hugo, les Borges, les Gainsbarre. Je renifle un peu, je passe le doigt sur une couverture et je sors un chef d’œuvre. Comme aimanté par eux ! A force de les dénicher dans les librairies, en toutes langues, dans toutes les collections, je peux plus les louper. Il suffit d’une lettre, d’un bout d’illustration et je sais infailliblement que c’est l’un d’eux. Un A majuscule et c’est à coup sur d’Arthur qu’il s’agit et si c’est un B qui balance alors c’est son bateau ivre…


Mais elle a renvoyé toutes mes propositions. Fichtre qu’elle est belle quand elle dit non ! Je vais quand même pas l’envoyer balader. Mais je m’emmerde. Je déambule parmi les rayonnages sans but particulier, passablement ennuyé. Et si à force d’arpenter ces quelques mètres carrés clos j’allais me fatiguer ?  La belle excuse pour remettre l’excursion, ah ça, pas question ! Je vais m’enfoncer dans ce recoin sur cette chaise qui me tend les bras jusqu’à temps que la belle ait fait son choix. Sacrebleu la revoilà ! Avec une nouvelle mission à la noix…
J’en profite pour faire le point. C’est le bon jour après tout puisque c’est mon anniversaire. Ils sont assez nombreux c’est sympa mais fêter ça ce n’est plus trop mon truc. Ce soir on va gueuletonner par habitude. Je les emmène là-haut c’est déjà ça, je vais pas rater l’occasion. A propos, c’est peut-être bien eux qui m’emmènent. Cela fait un bail que j’avais pas remis les godillots ! Mes pieds ont bien failli pas entrer !


Qu’est-ce que je peux bien faire en ce lieu inattendu ? Je m’attendais à tout sauf ça. La vie est faite de choix. Celui de dire oui, celui de dire non. Mettre un pied devant l’autre est plutôt simple. Refuser d’entrer dans une bibliothèque parce qu’on a mieux à faire en est un autre. Je vais quand même pas mourir pour ça ! Patience vieille branche, patience, ton heure viendra.


Des questions je m’en pose. Je m’en suis posé un paquet dans mes poèmes et les réponses je les ai toujours pas mais les questions sont là, disponibles, prêtes à être reposées une énième fois ad aeternam !


De toutes façons les réponses je les aurai pas toutes. Pour Sarah j’en ai eu pendant un certain temps mais maintenant ça le fait plus alors les réponses que j’ai je les sers aujourd’hui à Capu mais parfois je commence à sécher. Voilà qu’elle me fait repasser encore une fois dans cette allée. Remarque j’aime bien qu’elle me prenne par le bras, ça fait plutôt classe, mais on va nous prendre pour des débiles si on repasse encore une fois par là.
Quand j’errais plus souvent qu’à mon tour dans la bibliothèque de mon quartier, quelle qu’elle soit, on a tellement déménagé, à la recherche du titre qui me ferait triper et que je pourrai ajouter sans rougir à ma collection de l’année je me souciais bien peu du nombre de mes passages. Sauf qu’aujourd’hui faut que j’économise mes gambettes !


Je récapitule ma Capucine pour essayer de comprendre quelque chose. Tu souhaites plus que tout au monde ma présence à tes cotés au nom d’une passion de toujours, cependant tu ne sollicites pas vraiment mon aide, ou si peu, ou de façon si peu claire, si bien que je me sens complètement inutile. Tu me promènes de recherches bidon et infructueuses en quêtes impossibles et insensées sans te départir d’un enthousiasme qui me semble factice ! Depuis des heures, très bien.


Finalement je remonte les rayons à la recherche de la lettre D. Rien. Alors je parcours les L pour me désennuyer. Toujours rien.


Lettre H le nez en l’air et par le plus grand des hasards. Dehors ils sont presque tous là. L’épouse, les amis, les fans, la famille, somme toute souriant. Qu’est-ce qu’ils foutent là ? Comme je les comprendrais s’ils devaient nous haïr. Entrez ou sortez mais ne rester pas plantés là comme ça avec ce bouquin sous le bras ! Qu’est-ce qu’ils ont tous acheté ? Ça ressemble pas à la carte IGN du sommet qu’on devait grimper…


H comme une des trop nombreuses initiales de mon nom. Uniquement publié à compte d’auteur, si j’avais ne serait-ce qu’un lecteur issu du grand public il ne serait même pas à quelle place dans les étagères me retrouver. D’ailleurs qui peut bien écouter les émissions poétiques de France Culture qu’on relègue en pleine nuit ?


Je fuis ces jeunes têtes qui semblent se moquer de moi, de mon impatience de jeune homme à 89 ans passés depuis cette nuit. Je me souviens des records que je cherchais à battre avant mes 40 ans, il y a un demi-siècle ! Mon épouse est parmi eux, plus mutine qu’à vingt ans, mais pour la bagatelle on verra ça ce soir. Elle m’emmerde elle aussi avec ses grands yeux ridés moqueurs. C’est bon c’est bon on arrive on a presque fini. Ou bien ?


Intercepté par ma petite fille je rebrousse chemin en parcourant de nouveau la rangée de titres que je viens de survoler. Je m’arrête sur un titre que je n’avais pas remarqué lors du premier passage. C’est d’un barbant ! J’ai l’impression d’avoir déjà tout lu et les recueils de poésie se font rares dans cette bibliothèque mal organisée au milieu des romans policiers et des fictions.


Anthologie. Je tombe en arrêt dans mon fastidieux parcours. Oh, le titre n’a rien d’extraordinaire, c’est mon plus mauvais, mais sa saveur est particulière car elle s’est faite peu à peu, parce qu’elle est depuis cinquante ans une somme, qu’elle s’est depuis constamment enrichie sans pour autant que je la pense s’être jamais répétée. Bien sur les sonnets. Qu’est-ce qui ressemble le plus à un sonnet qu’un autre sonnet ? Le seul invariant qui se pourrait fatiguer l’improbable lecteur serait les fautes d’orthographe, ayant elles-mêmes évoluées avec le devenir du personnage, mais toujours présentes sous une forme ou une autre dans les numéros bon marché des éditions confidentielles. En cherchant bien un inconditionnel dénicherait à coup sûr dans ce fatras d’émotions un rondeau bien simple qui n’en comporte pas. Mais pour le reste, tant d’émotions, tant de fulgurances, cette inspiration toujours neuve, ces souffles ont balayé sans vergogne les canons de la langue. Et de la bienséance faites-moi confiance !


Je saisis le volume sans avoir réalisé. Qui peut bien publier une anthologie à ce repère de l’étagère et sous cette initiale ? Ah les cons ! Moi, tout simplement moi, directement passé de la feuille de chou à la Pléiade. Moi sur pied: toutes ces lignes si peu partagées, soudain glorifiées dans un sublime écrin! Scotché. Fou de bonheur mine de rien. Ils sont tous là. Dedans mes bijoux, mes trésors, ces perles qu’en bon artisan j’ai ciselées amoureusement au fil des ans, des amours et des voyages. Dehors mes fidèles qui se marrent franchement derrière la vitre devant ma tronche estomaqué. Ceux qui le revendiquaient trop mollement ou trop facilement à mon goût et ceux, silencieux, qui ne s’en vantaient jamais mais qui n’en côtoyaient pas moins le difficile poète que je suis peut-être au jour le jour. C’est vraiment dingue. Y’a-t-il quelque chose qui aurait pu me faire autant plaisir de mon vivant ? Eh les gars j’suis pas encore mort, qu’est-ce que vous croyez ? C’est une combine pour m’empêcher d’aller au sommet le jour de mon anniversaire?


        

Aymeric - Dimanche 2 Octobre 2011, Montmorency

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